La BD « J’irai cracher sur vos tombes » : une histoire crue, tirée d’un « polar » qui dénonce le racisme

Pour conclure notre semaine de chroniques de bandes dessinées, d’auteurs présents au Festival de la BD de Nîmes, le petit Gardois chronique une histoire qui ne fait pas dans la dentelle. Une histoire de vengeance sur fond de racisme et de la condition précaire des Noirs dans le sud des États-Unis.

Lee Anderson, vingt-six ans, fils d’une métisse, quitte sa ville natale après la mort de son frère noir, lynché parce qu’il était amoureux d’une blanche. Il échoue à Buckton, petite ville du Sud des États-Unis où il devient gérant de librairie. Grand, bien bâti, payant volontiers à boire et musicien de blues émérite, Lee parvient sans mal à séduire la plupart des adolescentes du coin. Auprès d’une petite bande locale en manque d’alcool mais très portée sur le sexe, il mène une vie de débauche. Sans toutefois perdre de vue son véritable objectif : venger la mort de son frère.

 

De Vernon Sullivan à Boris Vian

Pour comprendre la bande dessinée, il faut s’intéresser au livre dont elle est le reflet. Ce livre a été écrit par Vernon Sullivan qui est un pseudonyme utilisé par Boris Vian pour écrire quatre romans d’un genre particulier pour l’époque. J’irai cracher sur vos tombes est l’un d’eux.

Nous sommes en 1946, à la sortie de la seconde guerre mondiale, et celui qui n’avait pas encore fait parler de lui pour ses prises de position va se faire découvrir au monde entier (bien avant la chanson « le déserteur » écrite à la fin de la guerre d’Indochine et peu de temps avant la guerre d’Algérie). Il utilise alors comme nom d’emprunt Vernon Sullivan. Vernon pour son ami Paul Vernon et Sullivan pour le musicien de jazz Joe Sullivan.

Le couple Vian (Michelle sa femme traduit les auteurs anglo-saxons) fait la connaissance d’un jeune éditeur, le frère d’un musicien de l’orchestre dans lequel joue Boris Vian, Jean d’Halluin.

Ce dernier est à la recherche d’un genre nouveau, un polar à l’américaine. L’idée séduit Boris Vian qui décide d’écrire un roman sur la condition des Noirs aux États-Unis et d’y dénoncer le racisme qu’ils subissent. Dans un premier temps le roman se nomme J’irai danser sur vos tombes avant que sa femme lui souffle l’idée d’un titre plus rageur en adéquation avec l’histoire J’irai cracher sur vos tombes était né.

 

Hatred, Sex and Revenge

Le roman écrit par Boris Vian était sulfureux pour l’époque et l’auteur s’est défendu à de maintes reprises de ne pas être un obsédé sexuel. Évidemment lorsque l’on adapte un roman en bande dessinée, les graphismes représentent la perception de ce que le lecteur lit et par conséquent la bande dessinée de J’irai cracher sur vos tombes comportent de nombreuses scènes de sexes, très explicites, parfois violentes mais jamais obscènes. L’obscénité est dans les bulles exprimant les dialogues des personnages. Les dessinateurs Rey Macutay, Rafael Ortiz et Scietronc ont décidé de prendre le parti pris de montrer ses scènes indispensables à la compréhension de l’histoire car la vengeance passe par ces relations sexuelles entre le héros et des jeunes femmes blanches, riches et issus de famille du Sud des États-Unis détestant donc les noirs, comme on lirait une bande dessinée érotique.

Ils ont également parfaitement travaillé sur l’aspect des personnages, le héros, je peux le dévoiler sans spoiler l’histoire pour ceux qui ne l’ont pas lu, est un métisse blond à la peau blanche qui revendique comme disait Aimé Césaire sa négritude. Les deux jeunes femmes, qui sont les victimes, si on peut le considérer ainsi, sont également bien représentées de l’image que l’on peut se faire de deux jeunes filles bourgeoises de leur époque. Quant à l’énigmatique, Dexter, il est également très bien crayonné pour lui donner cet air de filou, de méfiant et de sournois qu’il est finalement.

Un récit violent, cru loin des stéréotypes du genre à l’époque

Ne connaissant pas le livre et n’ayant pas vu le film sorti en 1959, j’ai découvert cette histoire en chroniquant cette bande dessinée. Il faut avant toute chose recontextualiser le moment où elle a été écrite pour comprendre à quel point ce fût une déflagration à sa sortie et les nombreux procès et critiques qu’a dû subir Boris Vian à l’époque.

En décembre 1946, le progressiste Truman établit une « Commission sur les Droits Civiques ». Elle recommande l’interdiction de la discrimination dans l’emploi, dans les transports publics inter-États, de lois contre le lynchage.

Pourtant, il faudra attendre les années 1960 et l’abolition de la ségrégation de jure pour mettre fin à cette injustice.

La ségrégation raciale aux États-Unis décrit un dispositif juridique de séparation des personnes, selon des critères raciaux, mis en place principalement dans les États du Sud, entre 1877 et 1964 (ségrégation de jure) pour contourner l’effectivité de l’égalité des droits civiques des Afro-Américains garantis par la Constitution des États-Unis au lendemain de la guerre de Sécession à savoir : le treizième amendement du 6 décembre 1865 abolissant l’esclavage suivi du quatorzième amendement de 1868, accordant la citoyenneté à toute personne née ou naturalisée aux États-Unis et interdisant toute restriction à ce droit, et du Quinzième amendement de 1870, garantissant le droit de vote à tous les citoyens des États-Unis.

On comprend mieux ainsi le risque pris par Boris Vian à l’époque d’écrire un roman sur la vengeance d’un jeune métisse qui cherche à venger la mort de son frère à la peau noire, tué pour avoir aimé une femme à la peau blanche.

Le récit se veut violent, car le contexte historique s’y prêtait.

 

Un récit inspiré des polars américains

L’expression fut inventée par des Français, toujours fins critiques et grands amateurs de culture américaine. Elle fit son apparition dans des critiques de films presque immédiatement après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sous l’Occupation, les Français avaient été privés de films américains pendant près de cinq ans. Lorsqu’ils purent en voir à nouveau à la fin de 1945, ils remarquèrent que les ambiances mais également les sujets étaient devenus plus sombres que dans les années 1930.

Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang ».

Boris Vian très empreint de cette culture américaine, s’est donc inspiré de ce genre cinématographique pour nous délivrer une œuvre qui hélas sur certains aspects a toujours sons sens de nos jours.

 

La bande dessinée « J’irai cracher sur vos tombes » est disponible aux éditions Glénat dans la collection Vernon Sullivan / Boris Vian et comprend 112 pages.

N.D.L.R. : Le dessinateur Rafael Ortiz sera présent ce week-end au festival de la bande dessinée de Nîmes pour dédicacer cet ouvrage.

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