Balade dans le Gard : Alphonse Daudet, Grand est Le Petit Chose
Alphonse Daudet est le peintre littéraire de son époque. Il croit au bien, parle des braves gens et des gens honnêtes. Son œuvre est le fruit de l’observation de son environnement, de son humour, de son imagination. La qualité d’un tel talent vient certainement de l’influence du climat et de la couleur si particulière de l’atmosphère du Sud. Elle vient aussi de son enfance. De ce qui l’a construit. De ce qu’il a vécu dans sa chair. De ce qu’il a hérité de ses parents.
La lumière du Midi est spécifique. Elle donne aux choses et aux personnages de Daudet une allure singulière. Elle marque l’auteur dès sa plus tendre enfance quand il évoque ses souvenirs nîmois où il jouait à la marelle sous la porte d’Auguste ou aux osselets dans les Arènes et sur les marches du temple de Diane.1 Enfant, « il a été mis en nourrice, à Bezouce. Il a dû être marqué par cette éducation champêtre, et si l’écrivain ne décrit pas le village, il évoque ses parents nourriciers, leur jolie fillette et surtout son apprentissage du provençal, une langue bannie dans son milieu familial. 2 » C’est cette enfance et cette jeunesse qui font que l’œuvre de Daudet est à la fois mélancolique, aventureuse, prodigieuse et légendaire.

L’enfance comme une empreinte
Avant de rejoindre son frère à Paris alors qu’il n’a que 17 ans Alphonse Daudet va être confronté aux aléas de la vie. Ce sont les évènements familiaux qui vont le contraindre à quitter le midi. La ruine définitive de son père, négociant en soieries, et son passage comme répétiteur au collège impérial d’Alès où « de grossiers petits montagnards [l’insultaient] dans leur patois cévenol, brutal et dur ». Il se sentait humilié, rabaissé. Jusqu’à la fin de sa vie alors qu’il est accablé par la maladie et que ses souffrances physiques sont très éprouvantes, cette période restera à jamais gravée dans sa mémoire. Son ami Edmond Gongourt écrira dans son journal « qu’il trouvait la souffrance physique moins pénible que l’angoisse éprouvée à Alès. »
Heureusement que ces épreuves étaient entrecoupées « par d’agréables vacances à Nîmes et à Lassalle chez des cousins ou [il] retrouve avec délices le sentiment de ne plus être un déclassé.3 » Son passage à Alès va considérablement inspirer son roman Le Petit Chose. Le récit de Daniel Eysette est l’histoire de l’auteur qui se souvient de son temps au Collège de Lyon où il subissait les moqueries de ses camarades plus riches qui le chahutaient à cause de sa blouse, et où son professeur l’appelait avec mépris : Le petit chose.

Dans le roman, Daniel Eysette est surveillant au collège de Sarlande dans les Cévennes. L’élève dont il est question est surnommé Bamban parce qu’il est boiteux.
« J’adressais chaque semaine au principal un rapport circonstancié sur l’élève Bamban et les nombreux désordres que sa présence entraînait. […] j’étais toujours obligé de me montrer dans les rues, en compagnie de M. Bamban, plus sale et plus bancal que jamais. […]
Des mains noires, des souliers sans cordons, de la boue jusque dans les cheveux, presque plus de …, un monstre. […]Le plus risible, c’est qu’évidemment on l’avait fait très beau, ce jour-là, avant de me l’envoyer. […]
Quand je le vis prendre son rang parmi les autres, paisible et souriant comme si de rien n’était, j’eus un mouvement d’horreur et d’indignation.
Honteux Je lui criai : “Va-t’en ! “[…] Cet enragé-là arriva à la Prairie presque en même temps que nous. Seulement, il était pâle de fatigue et tirait la jambe à faire pitié. J’en eus le cœur touché et, un peu honte de ma cruauté, je l’appelai près de moi doucement. Il avait une petite blouse fanée, à carreaux rouges, la blouse du petit Chose, au collège de Lyon.
Je la reconnus tout de suite, cette blouse, et, dans moi-même, je me disais : “Misérable, tu n’as pas honte ? Mais c’est toi, c’est le petit Chose que tu t’amuses à martyriser ainsi.” Et, plein de larmes intérieures, je me mis à aimer de tout mon cœur ce pauvre déshérité.
Bamban s’était assis par terre à cause de ses jambes qui lui faisaient mal. Je m’assis près de lui. Je lui parlai … Je lui achetai une orange … J’aurais voulu lui laver les pieds. »
Très tôt Daudet va faire preuve dans ses premiers poèmes d’un certain talent pour l’écriture. Daudet n’a alors que quinze ans lorsqu’il écrit celui inspiré par la naissance d’un de ses cousins et qui a pour titre Aux petits enfants. Pour La Vierge à la crèche, il fut récompensé au lycée par un prix.
Dans ses langes blancs, fraîchement cousus,
La vierge berçait son enfant-Jésus.
Lui, gazouillait comme un nid de mésanges.
Elle le berçait, et chantait tout bas
Ce que nous chantons à nos petits anges…
Mais l’enfant-Jésus ne s’endormait pas.Étonné, ravi de ce qu’il entend,
Il rit dans sa crèche, et s’en va chantant
Comme un saint lévite et comme un choriste ;
Il bat la mesure avec ses deux bras,
Et la sainte Vierge est triste, bien triste,
De voir son Jésus qui ne s’endort pas.« Doux Jésus, lui dit la mère en tremblant,
« Dormez, mon agneau, mon bel agneau blanc.
« Dormez ; il est tard, la lampe est éteinte.
« Votre front est rouge et vos membres las ;
« Dormez, mon amour, et dormez sans crainte. »
Mais l’enfant-Jésus ne s’endormait pas.« Il fait froid, le vent souffle, point de feu…
« Dormez ; c’est la nuit, la nuit du bon dieu.
« C’est la nuit d’amour des chastes épouses ;
« Vite, ami, cachons ces yeux sous nos draps,
« Les étoiles d’or en seraient jalouses. »
Mais l’enfant-Jésus ne s’endormait pas.« Si quelques instants vous vous endormiez,
« Les songes viendraient, en vol de ramiers,
« Et feraient leurs nids sur vos deux paupières,
« Ils viendront ; dormez, doux Jésus. » Hélas !
Inutiles chants et vaines prières,
Le petit Jésus ne s’endormait pas.Et marie alors, le regard voilé,
Pencha sur son fils un front désolé :
« Vous ne dormez pas, votre mère pleure,
« Votre mère pleure, ô mon bel ami… »
Des larmes coulaient de ses yeux ; sur l’heure,
Le petit Jésus s’était endormi.
Ce poème paraîtra dans la collection Les Amoureux, recueil inspiré par un voyage à Nîmes. On retrouve dans ces vers l’imagination, la simplicité d’expression, un petit jésus gentiment rebelle qui après tout est un enfant comme les autres.
Paris : Mistral gagnant
Son arrivée à Paris chez son frère sera une délivrance. Un soulagement de tout ce qu’il venait d’endurer. « Quel voyage ! Rien qu’en y pensant trente ans après, je sens encore mes jambes serrées dans un carcan de glace et je suis pris de crampes d’estomac. Deux jours dans un wagon de troisième classe, sous un mince habillement d’été et par un froid ! J’avais seize ans, je venais de loin du fin fond du Languedoc ».
Sa carrière littéraire débute par l’écriture d’un feuilleton dans le journal l’Événement : Chroniques provinciales. Ces nouvelles vont constituer en 1 869 le recueil des Lettres de Mon Moulin. On retrouve dans ces histoires sa sensibilité, son tempérament, et son attachement à son milieu méridional qui lui colle à la peau comme le bonbec de la chanson de Renaud.

Les lettres de Mon Moulin nous font voyager d’Avignon avec La Mule du Pape, nous emmènent dans Le Moulin de Maître Cornille à Fontvielle en passant par la Corse, où il les évoque Le Phare des Sanguinaires, l’Agonie de la « Sémillante », les Douaniers.
C’est certainement grâce à sa mère, femme rêveuse qui vivait un peu loin de la réalité comme les héros des romans qu’elle aimait lire à son fils, que Daudet a forgé sa sensibilité et son imagination. Robinson Crusoé de Defoe fait partie des livres qui l’ont totalement séduit.
C’est en 1 863 que paraît son célèbre Tartarin de Tarascon. C’est un voyage en Algérie avec un cousin tarasconnais qui va lui inspirer les aventures de ce personnage fantasque. Le Figaro publiera sa première ébauche du Tueur de Lion. Le succès fut au rendez-vous.
Frédéric Mistral l’Ami Provençal
Son amitié avec Frédéric Mistral4 était profonde. Daudet passait des heures à écouter le poète provençal réciter sa poésie dans la langue natale. Cette relation a été source d’inspiration pour Daudet qui buvait les paroles de son ami parlant de la beauté simple du paysage ou de la paix d’une vie humble et pure. À Paris cette langue est à la mode. Lors d’un échange de correspondance, Frédéric Mistral écrit « Tu as résolu avec un merveilleux talent ce problème difficile : écrire le français en provençal. Ainsi tu pourras t’abstenir de signer tous tes livres. Tout le monde les reconnaîtrait à la frappe, comme ces admirables monnaies grecques qui portent la tête de Massilia. »

Homme-orchestre du Naturalisme et de la douleur
Daudet est-il un naturaliste5 au sens où l’écrit Zola ? Est-ce vraiment important de vouloir classer un auteur ? Certains l’ont comparé à Flaubert, mais Daudet est inclassable et reste un maître du roman réaliste. Ce qui est avéré c’est qu’une de ses grands-mères avait été une brigande méridionale pourchassée par les gendarmes de la République, qu’un certain oncle Guillaume avait parcouru le monde entier, sorte de nomade indépendant, que son père était un homme au cœur bon mais enclin à de la violence et de forts excès de colère et que sa mère vivait dans ses rêves et son imagination. Ajoutons à cela qu’il vécût la première partie de sa vie dans la misère et la seconde dans les douleurs d’une syphilis contractée à l’âge de 17 ans qui l’obligeait à s’injecter de la morphine pour connaître des instants de répits et que son fils Léon, polémiste redoutable est un précurseur de l’extrême droite à la française.
Pour beaucoup Alphonse Daudet reste le provençal, le doux rêveur, le conteur hors pair, le petit préféré des réalistes parisiens et des poètes du Midi, le Daudet inoffensif et pédagogique des programmes scolaires et l’auteur des Lettres de mon moulin et de la fameuse chèvre de Monsieur Seguin.

1 « Ultima » (1896), in Œuvres complètes d’Alphonse Daudet, Librairie de France.
2 Anne-Simone Dufief, « Je suis un bourgeois de Nîmes… » Alphonse Daudet, in Balade dans le Gard, Sur le pas des écrivains, Ed. Alexandrines
3 Ibid.
4 Frédéric Mistral est un des fondateurs du Félibrige dont Paul Ruat nous a laissé ce passage : « Et puis, si on vous demande un jour ce qu’est un félibre, vous pourrez répondre ceci : un félibre est un patriote régional qui aime son pays et qui cherche à le faire aimer ; un félibre est un ouvrier de la plume et de la parole qui prend plaisir à parler la langue de son enfance que parlaient ses aïeux ; un félibre est celui qui fait valoir et connaître nos célébrités locales, nos artistes de la truelle, de la scie et du pinceau, afin qu’un rayon de ces gloires du terroir rejaillisse sur la France, pour que la grande patrie soit toujours plus belle, plus forte, plus unie »
5 Le réalisme (ou naturalisme) au 19e siècle est un mouvement littéraire s’opposant au romantisme qui le précède et au symbolisme qui le suit.