Une pandémie pour nous rappeler des classiques des Sciences Humaines et Sociales
Par Jacques Gleyse, professeur émérite, Université de Montpellier, Laboratoire LIRDEF, EA 3749.
Le 3 juin 2020.
J’ai tenu à jour depuis les premiers jours d’annonce de l’épidémie de Covid-19 en France le nombre des morts en hôpitaux (car au début c’étaient les seuls dont nous disposions) auxquels il aurait bien sûr fallu ajouter ceux des EHPAD et des morts à domicile. Les chiffres de la mortalité défilaient de jour en jour, implacables.
Au moment où j’écris cet article il y a eu encore 30 morts en hôpitaux et nous avons atteint pratiquement le chiffre de 29 000 morts pour 67 millions d’habitants. Cela représente 430 morts par million d’habitants. Cependant si la tendance se maintient d’ici une quinzaine de jours il ne devrait plus y avoir de morts ou du moins extrêmement peu sauf si la circulation du virus reprend à la suite du déconfinement et sauf s’il y a une deuxième vague. Il pourrait aussi resurgir en octobre s’il est sensible aux rayons ultra-violets (mais cela n’est pas totalement prouvé scientifiquement pour l’instant).

Dans le monde ce sont 6,3 millions de cas confirmés et 376 000 décès environ qui ont été recensés. 170 pays ont été touchés ou disent avoir été touchés. C’est l’entité géographique « Europe » qui dénombre le plus grand nombre de morts. Cependant sur 6,3 millions de malades pratiquement 5,6 millions ont été guéris, plus ou moins spontanément, 350 000 sont encore hospitalisés et comme cela a été précisé 376 000 sont décédés. Aux U.S.A il y a environ 110 000 morts (320 morts pour 1 million d’habitants) mais cela est à rapporter à une population de 360 millions d’habitants, soit 6 fois plus que la France. Au Brésil il y a à ce jour 132 morts pour un million d’habitants. Mais comme on l’a vu pour la France dans beaucoup de pays la pandémie n’est pas terminée. C’est le cas des USA et du Brésil.
Par ailleurs, il faudrait également reporter le nombre de décès la population et à la grandeur du territoire. On verrait que les plus grands pays du Monde la Fédération de Russie, le Canada, les USA, la Chine, Brésil, l’Australie, l’Inde, l’Argentine, le Kazakhstan, l’Algérie sont relativement peu touchés proportionnellement à leur population. La jeunesse de la population de certains de ces pays (Brésil, Inde, Algérie, entre autres) y est sans doute pour quelque chose mais probablement également la densité de population (ce qui est une évidence). Par exemple en France les départements les moins denses à l’exception du nord et de l’est mais on sait pourquoi, sont les moins touchés (la Lozère par exemple où l’on ne déplore qu’un seul mort à ce jour soit plus de 40 fois moins qu’à Paris pour 100 000 habitants). La promiscuité on n’en sera pas surpris est bien sûr un facteur aggravant. C’est pour cela que la devise : « Cito, longe, tarde » était utilisée par les temps de peste : pars vite, loin et reviens tard ! C’est d’ailleurs ce qu’on fait bon nombre de Parisiens peu de temps avant le confinement.
Des mesures drastiques ont été prises dans la plupart des pays du monde pour contenir l’épidémie. Plutôt que la vieille tactique utilisée dans les épidémies de peste et consistant à partir loin des villes dans des lieux peu peuplés on ait utilisé, dans de multiples pays, une autre vieille tactique : le quadrillage. Autrement dit on a parqué les gens par villes (Wuhan), par quartiers (par exemple des zones dans l’Aisne au début de l’épidémie), par familles (le confinement total : Chine, Italie, Espagne, ou partiel : France). D’autres pays ont choisi d’utiliser massivement des mesures barrières, ce qui correspond à une vision scientifique et moderne d’une épidémie (traçage, tests, masques, gel, etc.). À ce stade statistiquement il est difficile de dire quel pays a utilisé la bonne tactique mais visiblement ceux qui n’ont pas utilisé une tactique « médiévale » mais scientifique (Suède, Corée, Allemagne, Islande) s’en sont mieux sortis que ceux qui ont opté pour des visions plus archaïques d’une pandémie à l’exception peut-être de la Chine mais pour ce pays les chiffres restent probablement à vérifier.
Visiblement aussi, à ce jour l’Afrique, ainsi que l’Asie et l’Amérique du Sud — ce qui est nouveau pour une pandémie — ont été peu touchées. Un peu comme si les ravages produits par le SRAS (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère), l’Ebola ou le H1N1 avaient servi d’entraînement pour éviter la propagation ou comme si cette fois c’étaient les pays développés qui étaient la cible préférée de la pandémie et non les pays du tiers ou du quart-monde que l’on désigne parfois comme pays en voie de développement ou pays émergents.
Quelle que soit la suite cette pandémie aura fortement marqué l’imaginaire collectif. Pour elle on a parlé de « guerre », de « société carcérale », d’incompétence du pouvoir gouvernemental, de modification structurelle du monde (l’avant et l’après) mais où l’on ne prendrait pas en compte la théorie de Karl Marx selon laquelle les infrastructures (mode de production, globalisation) ne peuvent pas se modifier si l’on n’a pas modifié les superstructures (les idéologies), de bouleversement écologique, de porosité du règne animal et humain et même de virus fabriqué délibérément dans des laboratoires chinois, etc. Bref, il est probable que la société notamment occidentale en restera fortement imprégnée. Cette maladie a même touché en priorité dans un premier temps les « gagnants de la mondialisation » (ceux qui voyageaient beaucoup) les bobos urbains et ensuite d’autres couches de la population notamment. Elle a mis en évidence par ailleurs dans tous les pays du monde et particulièrement en France le rôle décisif des « invisibles » de nos sociétés (aides-soignant.e.s, infirmier.res, femmes de ménage, éboueur.e.s, caissier.res, agriculteur.rice.s, camionneur.e.s, etc.).
Pandémie et pandémies
Enfin il faut comparer cette pandémie à d’autres.
Le paludisme selon les chiffres de l’OMS touche 219 millions de personnes dans le monde (taux cumulé) et environ 435 000 en meurent tous les ans. 1,7 million meurent encore du SIDA chaque année, 2,5 millions de maladies diarrhéiques, 3,4 d’infection des voies respiratoires supérieures (on suppose incluant la grippe, la pneumonie, la tuberculose, etc.). Le cancer tue 7,6 millions de personnes par an (mais ce n’est pas une épidémie on ne peut pas se le transmettre). Les maladies coronariennes elles, conduisent au décès de 7,2 millions de personnes annuellement et les accidents vasculaires sont responsables de la disparition de 6,15 millions de personnes. Je pourrais bien sûr poursuivre cette liste ad nauseam avec le tabac, l’alcool, le diabète, l’obésité, à l’inverse la malnutrition (3,2 millions de morts par an), les accidents de la route, les guerres, les suicides, les accidents du travail (2,1 millions de morts), les meurtres, etc. Bref, le Covid-19 n’a été qu’une goutte d’eau dans cet océan des morts dus à une autre cause épidémique ou à d’autres causes quelles qu’elles soient maladies ou accidents (57 millions de morts par an). La simple grippe tue à elle seule 650 000 personnes dans le monde tous les ans et en infecte plusieurs dizaines de millions, du moins quand il n’y a pas confinement et mesures barrières.
C’est ainsi que l’on doit se résoudre à l’évidence que cette pandémie est à la fois une réalité en termes de dangerosité (les symptômes sont extrêmement graves parfois et la transmission est de 1 pour 3) mais aussi un fantasme, un mythe, en termes de mortalité réelle dans le monde comparée à d’autres facteurs. L’OMS a transformé en événement mondial ce qui restera dans les statistiques, sauf s’il y a de nombreuses répliques, comme une cause de mortalité relativement faible au regard des autres causes sur lesquelles on pourrait tout autant agir si on le voulait par des moyens bien plus simples que le confinement : les mesures barrières, etc.
Les épidémies comme analyseurs de la surpopulation ?
Pour tenter de prendre du recul sur cette pandémie et les représentations sociales, voire les rumeurs urbaines ou les stéréotypes qui en résultent, il me semble qu’il faut se tourner vers des classiques des sciences humaines. Lorsque la pandémie s’est déclarée et a été pensée comme incluse dans une sorte de suite d’autres pandémies (SRAS, H1N1, Grippe Aviaire, etc.), j’ai tout de suite pensé aux suicides des lemmings et surtout aux cerfs de l’île James décrits par E. T. Hall dans le livre The Hide dimension (La dimension cachée, 1973).
Dans ce livre devenu un grand classique des sciences humaines sur la « proxémique » (science des distances sociales), Hall nous explique que les surpopulations de groupes d’animaux (et peut-être d’humains) – c’est le premier chapitre du livre – altèrent leurs repères proxémiques et les conduisent à des comportements mortifères. Comme on le sait tous les animaux sont « territoriaux », ils ont besoin d’un certain espace et pour la plupart défendent leur territoire. L’intrusion dans leur territoire peut être synonyme de fuite (surtout chez les herbivores mais qui peuvent aussi attaquer des intrus de même espèce ou non sur leur territoire) ou d’attaque (surtout chez les carnivores). On peut observer cela aujourd’hui aisément chez les petits félins que côtoient les humains de plus en plus fréquemment : les chats ou chez des canins : les chiens. Dans tous les cas l’intrusion suscite le stress de l’individu. Les distances de fuite ou d’attaque ne sont pas les mêmes pour tous, bien sûr, mais dans tous les cas les individus ont une zone territoriale qui leur est propre. Les perturbations dans cet espace entraînent des comportements et même des altérations physiologiques importantes.
Ainsi en va-t-il des rats blancs de la grange de Rockville dans le Maryland soumis par Calhoun à une expérience de surpeuplement. Les atteintes physiologiques y sont nombreuses essentiellement chez les femelles et les petits et peuvent même être mortelles. Calhoun en modifiant l’espace et les distances entre les rats montre que ceux-ci sont moins affectés lorsque qu’ils ont davantage de possibilités d’avoir des distances acceptables entre eux et même des moments d’isolement et de solitude. À l’inverse la mortalité est très importante quand les rats n’ont pratiquement pas de possibilité d’isolement ou sont obligés de manière permanente de côtoyer leurs congénères au-delà d’un certain nombre.
Ainsi attribue-t-il également aux suicides collectifs des lemmings dans certaines circonstances particulières et notamment le manque de nourriture, à la surpopulation.
De la même manière, il pense que l’augmentation de mortalité des cerfs de l’île de James touchés par des épidémies de cancer (ou autres pathologies graves conduisant à une importante mortalité) sans raison physique (radiations ou autres), lorsque leur nombre atteint un certain niveau (au-delà de 80 individus), est liée à une impossibilité de respect de la proxémique et notamment à la possibilité pour les cerfs de défendre un territoire acceptable car le manque de nourriture n’a jamais existé sur cette île où les végétaux comestibles croissent à profusion.
Dans le même sens, il montre que le cycle reproductif des épinoches peut être fortement perturbé par une trop grande proximité des individus et une impossibilité d’avoir un territoire suffisant.
De là, E.T Hall transpose cette question de la proxémique à l’humain. Il en conclut qu’un non-respect de distances qu’il caractérise comme : « intime, personnelle, sociale, publique » va altérer notamment les sécrétions surrénales et créer un stress permanent chez les individus. Ce stress a pour effet, bien sûr, de perturber les fonctions organiques et, pour Hall, pourrait être la source de nombreuses maladies, de suicides mais aussi de cancers, etc. De là à associer une pandémie à la surpopulation humaine, il n’y a qu’un pas évidemment. En conséquence, si l’on admet que le nombre d’humains sur terre et particulièrement dans certaines zones très peuplées (les grandes villes, les centres urbains), est devenu trop important et que chacun ne dispose pas d’un territoire suffisant, la surmortalité (ainsi qu’elle a été décrite) par différentes maladies, comme pour les cerfs de l’île James, les lemmings ou les rats de Rockville, ne pourrait que s’accroître pour ramener la population de ces zones à un nombre acceptable en termes de territorialité et de proxémique. Une pandémie serait le moyen idéal produit par la nature pour faire diminuer la population humaine et rendre à chacun un territoire ad hoc. Il reste à savoir si les modèles fabriqués en zoologie peuvent avoir une pertinence en anthropologie. E T. Hall en est persuadé. Je laisse le lecteur juge de cette vision du monde. Si tel était le cas, il est probable, si ce n’est pas déjà fait, que les pandémies et autres maladies visant à faire diminuer les populations humaines dans les zones les plus peuplées du monde ne pourraient que s’accroître qu’elles soient virales, microbiennes, allergiques, cancéreuses ou autres. Cito, longe, tarde serait donc une bonne tactique (en supprimant le dernier terme : il ne faudrait pas revenir), pour prévenir les épidémies. Finalement les 250 000 parisiens qui auraient décidé de quitter Paris suite à la pandémie feraient le bon choix et terme de santé publique.
Bien évidemment, pour qu’une épidémie (locale) devienne pandémie (mondiale) il faut que la mondialisation et que les migrations de populations soient massives. Ce qui est le cas dans notre monde où les avions transportaient, avant l’épidémie, plusieurs milliards de personnes annuellement (4,5 milliards en 2019).
La pandémie comme véhicule privilégié des rumeurs et légendes urbaines
Jean-Bruno Renard a été l’un des chercheurs qui a le plus travaillé sur cette question des rumeurs et légendes urbaines. Dès 1999 il a publié aux presses universitaires de France Rumeurs et légendes urbaines. D’autres cependant bien avant avaient réfléchi à la question en sociologues tels Edgar Morin dans l’ouvrage collectif : La Rumeur d’Orléans, dès 1969.
Selon Jean-Bruno Renard, les rumeurs sont « le fruit d’une élaboration collective, elles expriment de manière symbolique — par des figures de style comme la métaphore, l’hyperbole, l’antithèse, etc. — les peurs et les espoirs [je souligne] qui animent les groupes sociaux » (La pensée sociale, 2009, p. 137).
L’une des plus connues est la « rumeur d’Orléans » qui affirmait que des jeunes femmes allant essayer des vêtements des dans les cabines de certains magasins de la ville, tous tenus par des juifs, dans la rue de Bourgogne, avaient disparu et avaient été enlevées pour ensuite participer à un réseau de traite des blanches. À cet effet, des tunnels avaient été creusés dans les cabines pour pouvoir procéder à des enlèvements. La presse locale relayera cette rumeur à tel point que le procureur de la République diligentera une enquête qui sera rapidement abandonnée faute de preuves matérielles. Mais cette rumeur persiste. Les démentis officiels n’y font rien. La police pourtant affirme qu’aucune disparition suspecte n’a été répertoriée dans la ville. Les commerces dont il est question perdent leur clientèle. Fin juin après deux mois de circulation la rumeur finira par disparaître mais il aura fallu que les magasins portent plainte pour diffamation.
L’analyse réalisée de cette rumeur par Edgar Morin et son groupe de sociologues montre qu’il a fallu quelques prémisses pour que cette rumeur puisse se développer et un terrain social favorable.
Ainsi des cas de traites des blanches avaient effectivement été décrits dans la presse nationale mais en 1958 à Marseille. Le scénario d’un enlèvement dans de cabines d’essayage existait quant à lui, dans un livre de poche : L’Esclavage sexuel. Le magazine hebdomadaire Noir et Blanc en avait reproduit les pages qui feront la trame de la rumeur. Une coïncidence fait qu’un magasin dénommé « aux Oubliettes » ouvre dans une cave dans le centre d’Orléans au même moment et enfin que les deux villes où cette rumeur pourra se développer (Amiens et Orléans) sont d’anciennes capitales provinciales en pleine déstructuration en raison de l’expansion économique et de l’accroissement démographique.
Edgar Morin appelle cette dilution du tissu social : un Moyen-Âge moderne. Mais il va plus loin puisqu’il affirme que la diffusion des minijupes et la transformation des mœurs (légalisation de la pilule en 1967, sexualité libérée en 1968) qui en est le corollaire auraient fonctionné chez les parents, diffuseurs de la rumeur, comme une mise en cause de leur univers. Par conséquent la rumeur se serait développée comme une sorte d’avertissement adressé aux jeunes filles contre les nouvelles mœurs que les parents ne valorisaient pas du tout du fait de leur vision conservatrice de la Société. Selon lui aussi, le complot juif (judéo-maçonnique) fonctionnait encore assez bien dans cette ville même vingt ans après l’épisode pétainiste (il fonctionne d’ailleurs assez bien encore aujourd’hui).
En gros, la même légende urbaine a circulé à Rouen, à Amiens et d’autres encore comme les « rétrécisseurs de sexe » dans certains pays d’Afrique, l’auto-stoppeuse fantôme plutôt en Bretagne (la Dame Blanche), Clitorine et Vagina (prénoms jamais donnés à des jumelles) montrant en quelque sorte la lutte contre la mode des prénoms non habituels en France. On pourrait en citer de nombreuses autres. Je ne parle pas bien sûr de tout ce qui a été dit sur les attentats du 11 septembre, sur Adolf Hitler et sa postérité (et sa mort elle-même), sur le sosie de Paul Mac Cartney, etc.
Que n’avons-vous entendu ou vu diffuser sur Facebook comme rumeurs et légendes urbaines pendant la crise du covid-19 ! Le danger et la peur sont particulièrement propices à ce développement comme on vient de le voir.
Il serait dès lors intéressant de réfléchir au cas Didier Raoult et à l’hydroxychloroquine dans cette perspective.
Découverte ou confirmation scientifique ou « légende urbaine » ?
En arrière-fond une réalité objective : le lobby pharmaceutique, les grands trusts du médicament (décrits comme ne voulant pas que l’on soigne pour vendre ensuite très cher un vaccin). Un chercheur très reconnu mais caractérisé comme peu orthodoxe par ses pairs mais aussi par son aspect capillaire et vestimentaire (récent d’ailleurs : pas de cravate, cheveux longs, etc.) qui propose dans le contexte d’une crise réelle et mortelle pour certains un médicament pas cher et décrit comme efficace (l’auxiliaire magique des contes de fées, selon Propp). Immédiatement Marseille devient le seul lieu en France et notamment l’IHU, où l’on est capable de soigner le Covid-19.
Dans cette configuration, il ne faut pas oublier l’importance du football à Marseille et le fait que le PSG (Paris) et l’OM (Marseille) soient des adversaires et même des ennemis quasi héréditaires pour les supporters des deux camps. Donc les chercheurs (Instituts Pasteur) et hospitaliers parisiens seront immédiatement déqualifiés puisqu’ils discutent plus ou moins les positions de Didier Raoult, attendant d’avoir davantage d’informations et de résultats. Ils deviennent, tout comme l’intelligentsia parisienne, décrite comme une oligarchie qui a oublié le reste de la France (entre autres dans la crise des Gilets Jaunes), l’ennemi héréditaire du chercheur marseillais qui contrairement à eux ne serait pas acheté par les laboratoires (bien qu’il ait reçu 80 millions de subsides pour ses recherches à l’IHU).
Les virologues parisiens de l’institut Pasteur par exemple sont qualifiés d’incompétents ou d’achetés par les laboratoires (« Big pharma »). Des files se forment devant l’IHU pour se faire dépister et recevoir le traitement miracle. Raoult, lui en tire des bénéfices symboliques évidents en passant dans tous les médias et en faisant des prédictions dont peu se sont vérifiées (https://rmc.bfmtv.com/mediaplayer/video/coronavirus-il-n-y-a-pas-de-raison-d-avoir-peur-assure-le-professeur-didier-raoult-specialiste-des-maladies-infectieuses-1219765.html), mais peu importe, rien n’arrête la rumeur. Il est devenu le seul compétent. Dès lors, même si des articles scientifiques viendront discuter le protocole de Didier Raoult (Lancet) rien ne pourra empêcher qu’il devienne une sorte de prophète et que de nombreux Marseillais (les taxis de cette ville notamment) se soient tous mués en virologues validant un traitement pour lequel ils n’ont pourtant aucune expertise. Les réseaux sociaux relaient la légende urbaine qui touchera toute la France.
À ce stade, il importe peu de savoir si l’association Plaquenil ou Nivaquine, antibiotique à spectre large (Azithromicyne) est efficace ou non dans le traitement du covid-19, nous le saurons sans doute d’ici peu avec quelques mois de recul et quelques recherches publiées ici ou là, ce qui est intéressant c’est de voir comment s’est développée une rumeur urbaine.
La configuration marseillaise est à peu près la même que celle d’Orléans en 1969 au plan sociologique et anthropologique. La métropole qui se revendique et est classée 2e ville de France, avant Lyon, montre des lieux de souffrance avec des meurtres à la kalachnikov liés aux gangs de la drogue (ce n’est pas nouveau), des immeubles meurtriers dans un délabrement total, une paupérisation rampante, une démographie galopante, une mutation économique qui redessine totalement le paysage urbain (voir les films de Guédiguian à ce sujet). Bref, c’est le terreau idéal sur lequel peut se développer une rumeur ou une légende urbaine (« Moyen-Âge moderne ») en rapport avec une drogue (Chloroquine : Nivaquine) très ancienne, presque traditionnelle pourrait-on dire, et une victoire sur un ennemi extérieur (PSG) particulièrement mortel.
Par ailleurs, la défiance envers l’oligarchie parisienne, le Gouvernement qui siège à Paris et donc avec la science officielle pensée comme parisienne ou comme développée par des chercheurs officiels internationaux (pour les multinationales du médicament), est devenue tellement forte que ce ne pouvait être qu’à Marseille, grande ville rebelle, que l’opposition à Paris devait se manifester au travers d’un prophète de la science non officielle. La rumeur ou légende urbaine comme la rumeur d’Orléans se diffusera à la suite sur l’ensemble du territoire reprenant tous les éléments qui l’ont constitué : chercheur qui n’est pas dans la norme voire hostile au pouvoir parisien (l’irréductible gaulois, Astérix), médicament miracle non valorisé par « Big pharma » (qui pourtant en a vendu des dizaines de millions depuis plus d’un siècle), peut-être « potion magique » (Plaquenil, Nivaquine), files d’attente (procession, culte) devant l’IHU pour obtenir le remède miracle (utilisé depuis un siècle ou presque pour le paludisme) où l’on voit aussi l’opposition entre le moderne : un nouveau vaccin ou un nouveau médicament à découvrir et l’ancien : un médicament utilisé de très longue date et pas cher qui plus est (il faut penser là à la paupérisation).
Conclusion
J’ai choisi dans cet article de vous faire partager deux théories des Sciences humaines qui pourraient être utiles dans ces temps de crise épidémique ou pandémique où l’on ne parle finalement que de sciences biologiques. D’autres auraient pu nous être très utiles, par exemple les positions de Mary Douglas (Purity and danger, 1966. Mot à mot : « la pureté et le danger ») sur La Souillure (Essai sur les notions de pollution et tabou, 1971), ou encore celles de Michel Foucault sur la carcéralité (Surveiller et Punir, 1975), l’enfermement que l’on retrouve aussi dans son Histoire de la folie (1966). Je pense par ailleurs aux travaux de Georges Vigarello sur Le Sain et le malsain (1993). Ce sera peut-être l’objet d’un autre article.
Au regard du texte qui précède cependant on pourra, si d’autres pandémies se développent dans de grandes métropoles, savoir si les positions de E. T Hall issues de la zoologie peuvent être transposées chez les humains. Quant aux rumeurs et légendes urbaines au regard des recompositions sociales en cours nous ne sommes pas près d’en voir la fin. Elles surgiront nécessairement dès que l’émotion, la peur, l’angoisse toucheront le plus souvent des populations fragilisées ou des zones où le tissu social est déstructuré, altéré.