Faut-il faire une loi de séparation de la Finance et de l’État ?
Par Jacques Gleyse, professeur émérite, Université de Montpellier, Laboratoire LIRDEF, EA 3749.
En plein milieu d’une crise sanitaire quasiment sans précédent en Occident depuis le début du XXe siècle (le choléra de Marseille et Naples au début du siècle précédent) et alors que l’on ne trouve pas d’argent (environ 10 millions d’euros nécessaires) pour renouveler les stocks de masques protecteurs Ffp2 que l’on a pour des raisons comptables réduit les lits, le nombre des respirateurs, diminué le nombre des personnels soignants de manière drastique ; les actionnaires des grandes compagnies multinationales vont se voir attribuer pour la seule Europe 359 milliards de dividendes soit une augmentation de 12 % par rapport à l’année précédente et au titre de l’année 2019.
Ces mêmes multinationales ne payent quasiment pas d’impôts ou même n’en payent pas dans les États où elles interviennent et font des bénéfices colossaux, choisissant plutôt les paradis fiscaux européens (Irlande, Luxembourg, Iles anglo-normandes), ou ultramarins (Iles Caïmans, Singapour, etc.). L’État de ce fait se trouvant dépourvu des rentrées fiscales qu’il devrait engranger se retrouve privé des moyens nécessaires pour entretenir, améliorer et développer ses services publics.
Ainsi en France, le budget de l’Éducation en euros constants est pratiquement inchangé depuis deux décennies alors que la population française a crû de plus de 10 millions de personnes et qu’il aurait donc été nécessaire d’investir dans « l’économie de la connaissance ».
Mais il en va de même de tous les services publics (universités, recherche, transports, santé, retraites, sécurité sociale, etc.). La crise sanitaire montre de manière crue, au regard du nombre des morts recensés chaque jour, la négligence de tous les gouvernements européens pour des services de qualité qui devraient être offerts au public par le biais de l’impôt.
Le PIB a crû beaucoup plus vite (plus de 8 %) que les dépenses de santé (1,14 %) et la population a augmenté de près de 10 % dans le même temps (de 60 à presque 66 millions).
L’une des raisons également importantes de ce délabrement du service public, vient de la fraude fiscale (80 milliards d’euros supposés) tout autant que de l’exil fiscal (40 milliards avérés), mais aussi de la dette publique privatisée depuis 1973 (plus de 50 milliards par an). Bref, les flux de capitaux ne vont plus vers l’État protecteur du plus grand nombre comme ce fut le cas au cours des trente glorieuses notamment mais seulement vers la finance internationale. À tel point que, paradoxe des paradoxes, des milliardaires dans plusieurs pays du monde dont les U.S.A demandent à payer davantage d’impôts. D’autres milliardaires, au contraire, défiscalisent par le biais de fondations ou de l’art pour payer encore moins d’impôts dans leur propre pays d’origine affirmant ainsi savoir où va leur argent (Bill Gates pour sa fondation pour l’Afrique). De nombreux millionnaires européens (sportifs de haut niveau, chanteurs, comédiens, P.-D.G., cadres supérieurs d’entreprises, etc.) s’exilent dans des semi-paradis fiscaux comme la Suisse aujourd’hui encore.
Bien entendu, tout ceci ne serait pas possible si des lois nationales ou internationales ne toléraient pas cet exil de la finance et cette circulation des capitaux. Or ce sont les gouvernements nationaux ou internationaux qui votent ces lois et qui par ces lois ont en quelque sorte renoncé à l’intérêt général pour privilégier seulement l’intérêt des 0,1 % les plus riches de la planète. Cette situation est présente dans pratiquement tous les pays du monde. Selon le vieil adage « l’argent va à l’argent ». La France n’y fait pas exception.
Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour expliquer ce qu’il conviendrait de faire pour changer la donne et éviter que 1,5 milliard de personnes sur terre vivent sous le seul de pauvreté pendant que 1 % détient plus de 50 % de la richesse mondiale. Il existe pourtant une solution.
L’état de la finance et l’état de l’État
Georges Ugeux écrit un ouvrage intitulé La Trahison de la finance chez Odile Jacob. Thomas Pikety rédige Le Capital au XXIe siècle et même Jean-Paul Fitoussi et Christine Lagarde pour Libération écrivent « La politique est-elle esclave de la finance ? ».
Pikety montre que la relation de Kuznets qui dans les années 50 liait développement économique et baisse des inégalités de revenus n’est plus pertinente au XXIe siècle puisque le niveau des inégalités est revenu à celui de la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle. Il suggère donc plusieurs mesures politiques pour inverser cette dynamique qui ne fait que s’amplifier, par exemple : la mise en place d’un impôt réellement progressif, impôt quasiment confiscatoire sur les tranches les plus élevées des transmissions patrimoniales et des revenus afin de limiter l’effet « naturel » de concentration du capital. Il suggère, tout à rebours des positions de la plupart des gouvernements dans le monde et du gouvernement français en particulier, de créer un impôt sur le capital pour favoriser une nouvelle répartition des richesses. En effet, la richesse des États aujourd’hui est restée stable depuis 60 ans alors que la richesse privée a été multipliée par plus de deux. Il conviendrait selon lui d’inverser cette tendance. Or pour faire cela, il faudrait que les dirigeants acceptent de mettre en place des mesures qui seraient très impopulaires notamment pour les plus riches. Mais il faudrait aussi — ce que ne dit pas Pikety — que les dirigeants élus ne soient pas partie prenante des entreprises capitalistiques.
Le même Thomas Piketty dans Capital et idéologie cherche à aller plus loin en étudiant les causes et les fondements de l’accumulation du capital. Renversant beaucoup d’idées reçues, il montre tout à rebours de la vision ultralibérale économique des années quatre-vingt-90 et surtout du reaganisme et du thatchérisme voire du macronisme et du blairisme que c’est le combat pour l’égalité et l’éducation et non pas la sacralisation de la propriété qui ont permis le développement économique et le progrès humain.
Sa proposition est donc de prélever des sommes considérables sur les héritages des plus riches notamment des 0,1 % pour les redistribuer à la population qui n’a pas d’héritage en donnant, par exemple, à tous les Français de plus de 25 ans, qui n’ont pas d’héritage familial du même niveau, un pactole de 120 000 euros par personne qui permettrait de contourner la logique de l’héritage et de rétablir la justice sociale. Il rappelle d’ailleurs, à cet effet, que même aux USA l’héritage des plus riches est plus taxé qu’en France et qu’il fut des périodes ou la taxation des transmissions des plus riches était considérablement plus importante qu’aujourd’hui. Il propose donc un taux marginal de taxation des héritages des plus riches à 90 %[1]. Il pense que pour pouvoir mettre en place de telles lois il faudrait créer une structure nationale voire supra nationale pour contourner en quelque sorte les gouvernements qui sont souvent dominés par les serviteurs de la finance internationale. Il existe pourtant une autre possibilité, plus politique, qu’il n’évoque pas mais qui va dans le même sens et que nous verrons plus loin.
L’état de l’État en France et ailleurs
Le président de la République actuel est décrit par la fiche Wikipédia comme : « un haut fonctionnaire, banquier d’affaire et homme d’État ». Comme beaucoup d’autres dirigeants avant lui Emmanuel Macron a fait l’ENA, il est devenu inspecteur des Finances et a ensuite rejoint la banque Rothschild et Cie dont il est associé-gérant en 2010 et par laquelle il est très grassement rémunéré.
François Hollande a lui aussi fait l’ENA (promotion Voltaire) et a été Magistrat à la cour des comptes, donc dans la finance, même si elle est dans ce cas publique.
Edouard Philippe a fait l’I.E.P. de Paris et l’ENA. Après la défaite d’Alain Juppé (également énarque) aux élections législatives, il rejoint l’entreprise multinationale Areva en tant que directeur des affaires publiques. Benjamin Griveau dont on a beaucoup parlé ces derniers temps a été cadre d’Unibail-Rodamco-Westfield premier groupe d’immobilier dans le monde.
José Manuel Barroso est recruté par Goldman Sachs, Jean-Claude Junker président de la Commission européenne est un des protagonistes des Luxembourg Leaks montrant les accords fiscaux légaux mais injustes permettant l’exil fiscal de plus de mille entreprises dont de nombreuses multinationales (Apple, Amazon, Pepsi, Ikea, Deutsche Bank, Heinz…), Hillary Clinton est recrutée à Wall Street (conférences à plusieurs centaines de milliers de dollars), Gerhard Schröder par Gazprom après sa défaite électorale, Henry Paulson secrétaire au trésor américain devient l’un des cadres dirigeants de Lehmann Brother, bien sûr Donald Trump (l’empire Trump avant son élection), à un moindre niveau le P.-D.G. d’Orange devenu ministre Thierry Breton…
Je pourrais continuer ad nauseam cette liste des collusions de la Finance ou des multinationales et de l’État. Peu de ceux qui ont gouverné en France depuis 30 ans n’ont pas à un moment ou à un autre de leur vie frictionné avec la finance internationale voire sont allés passer une retraite dorée (y compris des dirigeants syndicaux : Nicole Notat présidente de Vigeo-Eiris et membre de AERESE, siège au C.A. de Coface, une compagnie d’assurance) dans des think tanks (boîtes à idées), financés par des entreprises multinationales — souvent financières — des fonds de pension, ou comme l’on dit « pantoufler » dans le privé profitant de leur carnet d’adresse établi au sein d’un État, dans les services publics.
Bien sûr, tel est le cas également des directrices (Christine Lagarde : condamnée pour « négligence » mais mise en examen pour « complicité de faux et détournement de biens publics », antérieurement salariée par Baker & McKenzie) ou directeurs de la Banque mondiale (par exemple : Paul Dundes Wolfowitz), de la Banque centrale européenne, de l’Organisation mondiale du commerce Pascal Lamy : Rand Corporation, Douglas Aircraft Company ? European Horizon, Brunswick… et évidemment du Fonds monétaire international.
Mais il faudrait aller encore plus et montrer comment les lobbies de la finance internationale influencent les élus européens voire nationaux ou locaux par des petits cadeaux ou par des aides voire des promesses pour le futur. Mais cela depuis les émissions d’Élise Lucet tout le monde le sait.
Cela pourtant est loin d’être nouveau puisqu’on peut trouver des traces de banquets organisés entre banquiers (Crédit Foncier, Banque de France, Crédit Lyonnais, Société Générale, Banque de Paris et des Pays-Bas, l’Union Parisienne, Le Crédit Immobilier, la Banque Rouvier, etc.) et hommes politiques depuis le XIXe siècle à peu près dans tous les pays dont la France. Par exemple, en 1911 un journaliste de : Homme du jour montre comment banquiers, journalistes et hommes d’État (dont deux anciens présidents du conseil, trois ministres, plusieurs anciens ministres des finances) sont à la même table y compris un ancien président de la République : Émile Loubet.
Cette collusion existe également entre la presse ou les médias, la finance et l’État. Aujourd’hui pratiquement toute la presse et tous les médias de masse appartiennent seulement à 5 milliardaires. Cela dit donc l’indépendance à la fois de l’État mais aussi de l’information au regard de la finance.
La loi de 1905 dite de « séparation des Églises et de l’État ».
Je passerai sur la genèse de la loi mais on doit se souvenir que c’est la commission dirigée par Aristide Briand qui a déposé un rapport le 4 mars 1905 alors que depuis trois ans on avait procédé avec la loi Émile Combes à la suppression de l’autorisation d’enseigner pour les congrégations religieuses. Des milliers de religieux sont alors expulsés de France et se réfugient en Belgique, en Espagne, au Royaume-Uni. Bien entendu, les incidents diplomatiques entre la France et le Vatican se multiplient. Un conflit important avec le pape entraîne la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican alors que l’on est encore sous le régime du Concordat. Ces conflits avec le Vatican et la rupture des relations diplomatiques rendent obsolète ou caduc ce régime concordataire (à part en Alsace et Lorraine alors prussiennes).
Il en résulte les articles suivants :
1 La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes.
2 La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.
Les établissements publics du culte sont supprimés, sous réserve des dispositions énoncées à l’article 3.
25 Les réunions pour la célébration d’un culte […] sont placées sous la surveillance des autorités dans l’intérêt de l’ordre public.
28 Il est interdit à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions.
Il en résulte des sanctions assez lourdes.
L’article 26 et l’article 28 de cette loi ainsi que la procédure qui a permis de la mettre en place pourraient servir de modèle pour séparer la finance internationale et l’État.
Que faut-il faire et que peut-on espérer ?
Il y a cependant une différence notoire entre 1905 et aujourd’hui au regard de la position des gouvernants. En effet, si les « serviteurs de l’État » de la IIIe République souhaitaient tous que l’État affirme sa place et se détache donc de l’Église, il n’en va pas de même des actuels gouvernants de par le monde qui sont justement assujettis à la finance internationale. Il faut donc se dire que le changement, contrairement à 1905 ne pourra pas venir des gouvernants. La séparation, ils ne la veulent pas pour leur plus grand nombre. Il faut donc organiser des groupes de pression, partout où c’est possible pour revendiquer ces lois de séparation de la finance et de l’État.
Parmi les articles possibles il conviendrait de proposer un titre à la loi : « loi de séparation de la finance et de l’État ». L’article 1 pourrait être : « l’État ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucune organisation financière privée que ce soit de manière directe ou indirecte ».
L’article 2 « les serviteurs de l’État quels qu’ils soient ne doivent entretenir aucune relation de dépendance, avant, pendant et après leurs mandats avec les milieux de la finance internationale ».
L’article 3 : « Toute dérogation à l’article 2 implique la suspension immédiate de tout mandat électoral ou de tout poste de dirigeant ou de membre du gouvernement de la République. Elle implique des sanctions pénales importantes définies par l’article x ci-dessous ».
Etc. Je laisse le lecteur de cet article donner libre cours à son imagination pour rédiger les articles suivants.
La crise sanitaire actuelle est l’occasion de prendre conscience de la collusion de la Finance internationale et de l’État qui conduit à la fois à la destruction de l’État dans de nombreux pays mais aussi à la remise en cause de son rôle dans la répartition des biens nécessaires au plus grand nombre autrement à la remise en cause de la République. L’état de l’hôpital public, la gestion de la crise sanitaire est une anamorphose de l’État de la République et de l’État français en particulier. Cette destruction de l’État et de la République ne pourra être arrêtée que par une loi de séparation de la finance et de l’État.
Il reste au peuple français à en exiger la mise en place et à revendiquer ainsi son droit de peuple souverain dans cette optique. Si cette pandémie ne permet pas cette prise de conscience on peut être certain qu’il y aura des répliques nombreuses dans des domaines variés auparavant publics mais se privatisant. Quelques soubresauts ont pu être constatés ailleurs dans la baisse de niveau — selon les enquêtes PISA — des écoliers français, dans l’absence de crédit pour la recherche sur le Covid-19 faute de financements, dans les accidents sur les réseaux SNCF et bien entendu dans la catastrophe écologique en cours mais la poursuite de cette collusion de la finance et de l’État ne peut conduire qu’à d’autres tsunamis sanitaires ou humains bien plus graves encore. La mise en place d’une loi de séparation est la seule solution.
[1] Par exemple sur un héritage comme celui de Liliane Bettencourt, de 35,5 milliards seraient ponctionnés 31,95 milliards d’euros ce qui laisserait aux héritiers tout de même la somme de 3,55 milliards d’euros ce qui semble suffisant pour voir venir… Pour les héritiers de Bernard Arnaud il resterait un peu plus de 6 milliards d’euros après prélèvement d’une soixantaine de milliards. On voit qu’ainsi l’avenir des services publics serait plus qu’assuré sans compter la récupération de la fraude et de l’optimisation fiscale.
Ok, mais je pense qu’il faut aménager quand même la proposition dans le cadre d’une économie mondialisée. Si les biens de productions sont nationalisés, pourquoi pas, mais c’est oubliés un peu vite que les revenus des héritiers proviennent aussi d’usines situées dans d’autres pays qui n’appliqueront peut-être pas la même politique. Couper le lien entre l’argent et l’Etat ne m’apparait pas vraiment justifié alors car “les héritiers” peuvent aussi changés de nationalité (pour aller dans le pays qui présente une “meilleure offre”) et qu’il convient de nationalisé pour conserver une capacité de production nationale. Mais l’idée est à creuser…